La Fabrique des Possibles

Films, séries, livres, podcasts, publicités, musiques… Sous forme d’utopies ou de dystopie, les récits sont partout autour de nous et conditionnent nos imaginaires et nos comportements. Les histoires que nous nous racontons collectivement ont un pouvoir considérable et structurent directement nos sociétés. Mais quels rôles jouent ces récits dans la transition écologique et sociale ?

L’importance des récits dans la transition et la systémique des enjeux 

L’être humain se raconte des histoires, depuis toujours, depuis qu’Homo est devenu Sapiens. Depuis des millénaires, les récits structurent nos sociétés. Comme l’explique l’historien Yuval Noah Harari dans Sapiens, une brève histoire pour l’humanité [1], les mythes et les histoires permettent aux humains de coopérer à grande échelle, de créer des imaginaires pour créer une société. À la différence des autres espèces naturelles, les Humains n’ont pas besoin d’attendre les mutations génétiques pour changer de comportement, il leur “suffit” de changer ce qu’ils ont dans leurs têtes. Les religions, les nations ou encore l’argent sont fondés sur des croyances partagées. L’être humain est une espèce fabulatrice, elle crée des récits en permanence.« Raconter des histoires pour les êtres humains, c’est notre façon d’être au monde » [2] affirme l’écrivaine Nancy Huston. L’imaginaire collectif n’est en rien naturel, nous le fabriquons et s’il est construit, il peut être transformé et mis au service de la transition écologique et sociale. En effet, pour que des millions de personnes changent de mode de production, de consommation, ou encore de rapport au travail, il faut d’abord qu’elles puissent imaginer un autre avenir. Si des alternatives viables voient le jour, alors il devient plus facile de les adopter. 

Aujourd’hui, le récit dominant repose sur une vision anthropocentrée et sur l’idée d’une croissance infinie dans un monde aux ressources limitées. Cette vision prédominante postule que la croissance économique permet de résoudre tous les problèmes uniquement grâce à l’innovation technologique. Pourtant, les données scientifiques montrent clairement les limites de ce modèle, une innovation technologique ne remplace en aucun cas le vivant. Les limites planétaires ne cessent d’être dépassées et les inégalités sociales se creusent. Les enjeux de notre siècle sont systémiques, le réchauffement climatique entraînant des problèmes de santé humaine, eux-mêmes aggravés par la demande croissante en énergies fossiles épuisant les ressources naturelles et impactant les écosystèmes naturels. Pour sortir de cette impasse, faire émerger de nouveaux récits basés sur une économie régénérative est nécessaire pour créer des imaginaires collectifs alternatifs respectant à la fois le plancher social et le plafond environnemental [3]. 

Des leviers de la transition écologique et sociale bien ancrés 

Dès le plus jeune âge, l’éducation joue un rôle clé dans la construction des imaginaires. Une grande partie de nos apprentissages et de nos comportements sont conditionnés par notre environnement social et les normes que nous intégrons et suivons. D’après Le Grand dictionnaire Larousse de la psychologie, les normes sociales se définissent comme étant “l’ensemble des comportements et des réactions qu’un groupe social approuve et désapprouve, et dont il attend qu’il soit régulièrement adopté ou évité par ses membres en toute situation pertinente”. Ces normes sociales sont un récit collectif intégrées dans la culture, “C’est une véritable bataille culturelle” [4] qui se fait avec les nouveaux récits en faveur du vivant affirme l’auteur Cyril Dion. En effet, la culture est un vecteur extrêmement puissant : La question climatique relève moins d’un enjeu technologique que d’un enjeu culturel” [5] affirme Dennis Meadows. Par exemple, la culture est transmise dans les récits publicitaires qui sont eux-mêmes conçus et pensés pour activer des mécanismes nous poussant à surconsommer, participant ainsi à la dégradation de notre environnement. 

En novembre 2023, l’ADEME s’est saisie du moyen de diffusion qu’est la télévision en transmettant une publicité nommée “Les dévendeurs” [6] pour faire passer un message aux consommateurs les invitant à réparer leurs objets plutôt qu’à surconsommer. Ce type de publicité est une exception, aujourd’hui, la majorité des publicités invitent à surconsommer. C’est pour cela qu’il faut voir émerger des récits alternatifs, des récits de sobriété ou encore de résilience solidaire dans toutes les sphères de la société pour éviter de tomber dans le triangle de l’inaction de Pierre Peyretou. Pour créer de nouveaux récits, le philosophe australien Glenn Albrecht explique dans son ouvrage Les Émotions de la Terre [7] qu’il faut à la fois de nouvelles histoires, de nouveaux points de vue et de nouveaux mots. En véhiculant de nouvelles normes sociales, les récits peuvent devenir de véritables moteurs de changements de comportements car ils ne se contentent pas de décrire une situation, ils inspirent, modifient nos représentations et engagent vers un monde plus souhaitable. Nous avons besoin d’une bonne dose d’imagination : « Il ne tient qu’à nous de recréer des histoires, des mythes et d’y croire » écrit Pablo Servigne [8]. 

Vers une autre vision : penser le monde autrement 

Certaines pratiques anciennes nous paraîtraient actuellement complètement absurdes d’un point de vue culturel. Par exemple, autoriser les élèves à fumer dans des amphithéâtres, refuser le port du jean aux femmes ou encore ne pas mettre de ceinture de sécurité en voiture ou un casque au ski. Ces évolutions sociétales sont le fruit de luttes multisectorielles et pour faire advenir ces changements de comportements il a fallu que des pionniers imaginent un futur “autre”. 

Plusieurs œuvres artistiques engagées telles que des expositions, des festivals, des BD, des représentations théâtrales ou encore des œuvres cinématographiques incarnent de nouveaux récits pour inspirer vers des futurs plus désirables compatibles avec les enjeux socio-environnementaux. On peut retrouver le Film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent, le livre Paresse pour Tous de Hadrien Klent, Siècle Bleu de Jean-Pierre Goux, Et si…? de Rob Hopkins ou encore le film d’animation Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki. En effet, de plus en plus de nouveaux récits émergent ou les systèmes de domination et de compétition sont questionnés et remplacés par plus de coopération et de liens humains. Pour compenser les pertes matérielles liées à un abandon de la société de consommation, la convivialité et les relations humaines de qualité semblent être le meilleur des remplacements d’après la plus longue étude sur le bonheur réalisée par des chercheurs d’Harvard (75 ans d’étude sur 724 participants) [9]. Ils démontrent que la qualité des relations humaines garantit bonheur et santé.

Il est alors, certainement plus qu’important d’oser imaginer de nouveaux récits transformatifs joyeux porteurs de sens et du dialogue qui aident à incarner ce à quoi nous aspirons contre ce dont nous ne voulons plus car les récits alarmistes peuvent freiner la mise en action chez certains individus. L’image du vélo est parlante : il est préférable de regarder vers là où l’on va, et de préférence vers un futur désirable pour éviter de dévier de trajectoire. 

« Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer » [10] affirme le philosophe Gaston Berger.

En résumé 

Finalement, les imaginaires sont la face cachée de l’iceberg, ils conditionnent directement l’ensemble de nos comportements. Ainsi, modifier en profondeur nos imaginaires permettra de changer nos comportements. Si notre culture est un ensemble de récits que l’on se raconte collectivement, changer ces récits est fondamental, dans nos fictions mais aussi dans nos textes de droit, en philosophie, dans nos mythes, dans notre épistémologie de manière globale. 

Ces nouveaux récits doivent être sous diverses formes pour inspirer le plus grand nombre et symboliser de nouveaux référentiels de normes sociales. Ils rencontrent encore de nombreuses résistances car ils s’opposent aux récits dominants et remettent en question des imaginaires bien ancrés. Ces nouveaux récits ne fonctionneront que s’il parle à chaque personne de ses réalités en évoquant l’avenir de façon positive et engageante. L’avenir dépendra de notre capacité à raconter, mais surtout à incarner ces nouveaux imaginaires possibles. « Cette réappropriation du monde par l’imaginaire, par la créativité, constitue le préalable à nos révolutions futures – et la véritable force de résistance contre les élans de repli et de haine » [11] d’après Salomé Saqué.

De nombreux ateliers d’intelligence collective ont été conçus autour des nouveaux récits, on retrouve notamment la Fresque des Nouveaux Récits, Futurs Proches ou encore 2030 Glorieuses, des ateliers que nous vous recommandons chaudement. 

Sources : 

[1] Harari, Y. N. (2022). Sapiens (édition 2022): Une brève histoire de l’humanité. Albin Michel.

[2] Huston, N. (2016). L’espèce fabulatrice. Éditions Actes Sud.

[3] Raworth, K., & Bury, L. (2018). La théorie du donut. Plon.

[4] Dion, C. (2021). Petit manuel de résistance contemporaine. Éditions Actes Sud.

[5] Bousenna, Y. (2022, janvier 10).Grand entretien – Hors-série L’écologie ou la mort, Dennis Meadows : « Nous entrons dans une période d’explosion des crises ». Socialter

[6] ADEME. (2023, novembre 14). Le dévendeur et le lave-linge [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=-0d5sARSTP0:contentReference[oaicite:1]{index=1}

[7] Albrecht, G. (2020). Les émotions de la Terre: Des nouveaux mots pour un nouveau monde. Éditions Les Liens qui libèrent.
[8] Fresque des Nouveaux Récits. Atelier : fresque des nouveaux récits. https://www.fresquedesnouveauxrecits.org/ateliers/f
[9] Waldinger, R. J. (2015). What makes a good life? Lessons from the longest study on happiness [Vidéo TED]. TEDxBeaconStreet.
https://www.ted.com/talks/robert_waldinger_what_makes_a_good_life_lessons_from_the_longest_study_on_happiness
[10] Berger, G. (1964). Phénoménologie du temps et prospective. Presses Universitaires de France.
[11] Saqué, S. (2024). Résister. Payot.

Rédactrice : Auristelle Druilhe