L’amnésie environnementale : comment notre mémoire efface la nature perdue
- 10 décembre 2024
- Adrien c
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Image Cameron Shepherd
“We transform the world, but we don’t remember it. We adjust our baseline to the new level, and we don’t recall what was there” – Daniel Pauly.
Une image très utilisée pour explorer la diminution drastique d’insectes dans nos campagnes est celle d’un automobiliste il y a 50 ans dont le pare-brise était couvert d’insectes morts, alors que son équivalent contemporain a le pare-brise propre à son arrivée. Pour les nouvelles générations, cette absence d’insectes est le “nouveau normal” et ne s’en alarme plus. Pourtant, entre les 2, ce sont les impacts de 50 ans d’activités humaines écocides.
L’amnésie environnementale est un concept qui gagne en importance à mesure que les sociétés modernes s’éloignent de la nature et que les écosystèmes sont dégradés. Introduit par le biologiste Daniel Pauly dans les années 1990 sous le nom de « syndrome de la ligne de base changeante » (« shifting baseline syndrom » ndlr) [1], ce phénomène décrit une situation où chaque génération perçoit comme « normal » l’état environnemental qu’elle connaît à son époque, qui devient alors la nouvelle « ligne de référence », sans se rendre compte des dégradations survenues dans le passé. De plus, au cours de sa vie, ce même individu va s’habituer inconsciemment à des états de plus en plus dégradés, ce qui va encore « bouger la ligne ».
Ce biais perceptuel a des implications profondes sur notre capacité à conserver l’environnement et à transmettre une nature intacte aux générations futures [2].
L’amnésie environnementale repose sur des mécanismes psychologiques et sociologiques où les individus et les sociétés oublient progressivement l’état antérieur de leur environnement. L’individu se construit et construit ses relations à son environnement selon les expériences vécues dans l’enfance, y compris celles liées à la nature [3].
Un exemple classique de ce phénomène est l’état des écosystèmes marins, qui a inspiré la théorie de Pauly [1]. Dans de nombreuses régions du monde, les pêcheurs d’aujourd’hui considèrent (inconsciemment) les populations de poissons comme « normales » et « stables », bien qu’elles soient souvent bien inférieures à ce qu’elles étaient il y a 50 ou 100 ans. Les générations précédentes, qui ont connu des mers bien plus riches, n’ont pas toujours documenté ces changements ou transmis leur expérience, ce qui contribue à un décalage dans la perception des limites de capacité de prélèvement, et ce sur le long terme [4].
L’amnésie environnementale se manifeste de multiples façons
La manifestation la plus commune est une normalisation des dégradations écologiques. Beaucoup de personnes vont considérer comme « naturels » des paysages dépourvus d’arbres ou des rivières polluées, sans se rendre compte qu’il s’agit de l’effet de décennies d’activités destructrices [4]. De la même façon, dans un endroit relativement pauvre en diversité biologique (par exemple, une ville), il sera difficile d’imaginer de redonner leur place nécessaire aux espaces naturels et de réintroduire des espèces pour réensauvager [5].
Cette perte de connexion avec la faune et la flore génère une indifférence grandissante face à la perte de biodiversité. Les espèces en voie de disparition ou les écosystèmes dégradés suscitent parfois peu d’émotion ou d’action, car les générations actuelles ne réalisent pas pleinement l’abondance passée et notre interdépendance, et de ce fait, peinent à se mobiliser pour la préservation du vivant dont nous faisons partie intégrante [6][7].
Les décideurs n’ayant souvent pas conscience de ce qui est perdu ou ignorant l’ampleur des dégâts, il en découle un manque de volonté politique à agir face aux crises écologiques. Il peut se traduire par une autorisation de destruction écocidaire sur des habitats naturels jugés « non essentiels », ou, dans le cadre de projets de restauration écologiques peu ambitieux, basés sur des lignes de référence récentes et donc dégradées.
Les causes de l’amnésie environnementale
L’amnésie environnementale est favorisée par plusieurs dynamiques sociales, culturelles et économiques [3][6][7][8]:
– Les changements culturels : dans certaines sociétés (dont la nôtre), les pratiques traditionnelles liées à la nature sont abandonnées au profit d’un mode de vie moderne. On constate ainsi une diminution généralisée et de plus en plus préoccupante du temps de loisirs passé dans des espaces naturels au profit du temps passé en intérieur, notamment sur nos écrans [8]. En 1978, Robert Pyle parle « d’extinction de l’expérience de la nature » pour décrire ce phénomène. Cela peut entraîner une perte des connaissances ancestrales sur la biodiversité et les écosystèmes locaux, accélérant ainsi l’amnésie environnementale.
– L’urbanisation et éloignement de la nature : aujourd’hui, plus de la moitié de la population mondiale vit dans des zones urbaines. Cet éloignement physique de la nature réduit les interactions directes avec les écosystèmes. Les enfants grandissent souvent avec peu de contact avec la faune et la flore, et à chaque génération ce phénomène s’amplifie, ce qui limite leur compréhension des cycles naturels et leur capacité à reconnaître les changements environnementaux [3].
– Le changement rapide de l’environnement : les transformations causées par les activités humaines – telles que la déforestation, la pollution et le changement climatique – se produisent parfois si rapidement qu’il devient difficile de se souvenir des conditions d’il y a quelques décennies [2]. En parallèle, ces changements sont souvent invisibles au quotidien, car ils se manifestent lentement à l’échelle humaine, mais rapidement à l’échelle géologique ou écologique.
– La difficulté d’accès à la documentation historique : les archives environnementales, bien qu’existantes dans certaines zones du monde, ne sont pas toujours largement connues ou utilisées. Parmi ces ressources, des peintures, des récits ou des photographies anciennes montrent des paysages bien plus luxuriants ou des rivières bien plus pleines de poissons que ceux observés aujourd’hui, qui ne sont pas toujours pris en compte comme ligne de référence. L’absence de ces récits dans l’éducation ou les médias contribue à une perception biaisée. L’écologue Ann-Caroline Prévot explique qu’au cours des 70 dernières années, les films d’animation Disney ont vu diminuer la richesse de la biodiversité dans les scènes d’extérieur [9], ce qui est à la fois une cause et une conséquence de notre perte de lien avec le vivant.
Les impacts de l’amnésie environnementale : une menace pour le devoir de mémoire
Les conséquences de l’amnésie environnementale sont vastes et affectent autant les individus que les systèmes sociaux et écologiques. En oubliant les conditions idéales des écosystèmes, il devient difficile de fixer des objectifs de restauration ambitieux, c’est ce qu’on pourrait caractériser par une réduction de la résilience écologique. Par exemple, des efforts de reforestation peuvent viser à recréer un paysage dégradé sans chercher à retrouver la biodiversité originelle. Placer une ligne de référence suffisante pour restaurer toute la diversité fonctionnelle d’un milieu est donc un réel challenge et sera encore compliqué si on ne se base que sur une date très récente pour juger du caractère « intact » de la nature [7].
Une population déconnectée de la nature qui voit sa sensibilité environnementale décliner a moins tendance à soutenir des politiques écologiques ambitieuses. L’amnésie environnementale contribue ainsi à une inertie collective face à des défis comme le changement climatique ou la destruction des habitats. [10]
Chaque génération risque de transmettre ainsi un environnement de moins en moins riche, créant un cercle vicieux de dégradation et d’acceptation. Ce phénomène rend la restauration écologique encore plus difficile.
Comment pouvons-nous lutter contre l’amnésie environnementale ?
Heureusement, des solutions existent pour contrer ce phénomène et reconnecter les individus à leur héritage naturel. Tout d’abord, la construction, la transmission et l’appropriation de récits historiques et/ou prospectifs permettent de susciter une mémoire collective et intergénérationnelle sur l’état du vivant, ses dynamiques et le rapport que nous entretenons avec celui-ci [6]. Plus que jamais, il est primordial de libérer les imaginaires.
Ensuite, pour recréer du lien entre vivants (humains et non humains) et lutter contre le « trouble du déficit de la nature » [11], la reconnexion à la nature à travers des expériences vécues et sensorielles avec la nature est nécessaire, et ce, à tout âge. Des immersions en pleine nature, écouter le chant des insectes, observer les étoiles, cultiver un potager (partagé ou individuel), ou encore s’inscrire à des projets de sciences participatives pour documenter ce qu’on observe autour de soi et alimenter les bases de données sur la biodiversité [9] sont autant de pistes pour redécouvrir les espèces qui nous entourent et les rythmes naturels. En France, certains programmes participatifs suscitent un engouement fort, comme l’Observatoire des saisons, Sauvages de ma rue, ou encore Oiseaux des jardins.
Enfin, donner un statut juridique aux organismes vivants non humains et aux écosystèmes, équivalents à ceux des humains, comme ça a été le cas avec la rivière Whanganui en Nouvelle Zélande [12] ou l’Orang Outan Sandra [13], permet de rétablir un équilibre dans les décisions légales, où leurs droits les protègent de l’exploitation pure et simple et leur redonne des droits et “une place autour de la table” lors de prises de décision. En 2022, c’est l’entreprise britannique Faith In Nature qui donnait une voix à la nature au sein de son conseil d’administration – une initiative qui sera ensuite répliquée en France.
Un appel à la mémoire collective
L’amnésie environnementale est un obstacle insidieux mais surmontable. Pour garantir un avenir serein, il est essentiel de raviver la mémoire collective, de valoriser la nature et de transmettre une vision claire de ce que nous avons perdu, mais aussi de ce que nous pouvons encore préserver et restaurer. Cela nécessite un effort collectif qui combine éducation, action politique et engagement citoyen.
En fin de compte, la lutte contre l’amnésie environnementale ne consiste pas seulement à protéger la biodiversité dont nous faisons partie, mais surtout à préserver notre humanité, car notre lien avec l’environnement est au cœur de notre identité et de notre bien-être. C’est dans cette lancée de reconnexion avec le vivant que s’inscrivent les projets de régénération que nous portons au quotidien.
A voir : le TED Talk de Daniel Pauly https://www.ted.com/talks/daniel_pauly_the_ocean_s_shifting_baseline?subtitle=en&geo=fr
[1] Pauly, D. (1995). Anecdotes and the shifting baseline syndrome of fisheries. Trends in ecology and evolution, 10(10), 430.
[2] IPBES (2019). Global Assessment Report on Biodiversity and Ecosystem Services.
[3] Kahn Jr, P. H. (2002). Children’s affiliations with nature: Structure, development, and the problem of environmental generational amnesia. Children and nature: Psychological, sociocultural, and evolutionary investigations, 93, 116.
[4] Pauly D. (2010) The ocean’s shifting baseline [vidéo], TED Talks, https://www.ted.com/talks/daniel_pauly_the_ocean_s_shifting_baseline?subtitle=en&geo=fr
[5] Guintard J. (2024) Réensauvager le monde pour préserver la biodiversité, une idée controversée qui gagne du terrain. Le Monde https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/16/reensauvager-le-monde-pour-preserver-la-biodiversite-une-idee-controversee-qui-gagne-du-terrain_6216954_3232.html [accès 26/11/2024]
[6] Office Français de la Biodiversité (2019) https://professionnels.ofb.fr/fr/restitution/journees-dechanges-techniques-en-ligne-amnesie-environnementale-reconnexion-nature [accès 26/11/2024]
[6] Papworth, S. K., Rist, J., Coad, L., & Milner‐Gulland, E. J. (2009). Evidence for shifting baseline syndrome in conservation. Conservation letters, 2(2), 93-100.
[7] Soga, M., & Gaston, K. J. (2016). Extinction of experience: the loss of human–nature interactions. Frontiers in Ecology and the Environment, 14(2), 94-101.
[8] Zoom Nature https://www.zoom-nature.fr/la-derive-de-la-memoire-environnementale/ [accès le 26/11/2024]
[9] Anne-Caroline Prévot, « Crise écologique et quasi indifférence : sommes-nous amnésiques ? » [podcast], sur France Culture, 31 juillet 2017
[9] Niemiller, K. D. K., Davis, M. A., & Niemiller, M. L. (2021). Addressing ‘biodiversity naivety’through project-based learning using iNaturalist. Journal for Nature Conservation, 64, 126070.
[10] Prévot A. C., & Fleury C., Le souci de la nature. Apprendre, inventer, gouverner., Paris, CNRS Editions, 2017, 378 p.
[11] Louv, R. (2005). Last child in the woods: Saving our children from nature-deficit disorder. Algonquin books, 2008.
[13] Code Animal (2019) Sandra, la première personne non humaine enfin libre !https://www.code-animal.com/sandra-la-premiere-personne-non-humaine-enfin-libre/ [accès 27/11/2024]
Rédactrice : Pauline Dufour